C’était le mot magique de 2016 ; cristallisant tous les fantasmes, se parant de mille vertus, la «blockchain» a probablement atteint pendant l’année le pic de la hype, avec le deep learning et après le big data et l’IoT, so 2015. Mais que se cache-t-il réellement derrière ce terme, où en est la technologie et que pouvons-nous en attendre en 2017 ?

Blockchain, qui es-tu, d’où viens-tu, que fais-tu ?

Qu’est-ce que la blockchain ? Sans revenir sur les bases techniques des chaînes de blocs, qui ont été abordées ici et plus largement ici, revenons sur ses caractéristiques, ce que cette technologie permet et qui suscite cette ferveur.

La promesse, c’est le stockage et la transmission d’actifs immatériels transparents, sécurisés et sans intermédiaire. Pour tenir cette promesse, la technologie doit offrir :

  • le stockage et la transmission d’informations : une base de données ;
  • entre personnes individualisées : utilisant des méthodes d’identification sécurisées et chiffrées ;
  • sans intermédiaire défini : distribuée entre ses participants ;
  • transparente : publique et librement accessible, au moins par ses utilisateurs ;
  • sécurisée : disposant d’un protocole de consensus résistant aux attaques.

On peut donc considérer que les technologies qui ne remplissent pas l’ensemble de ces caractéristiques ne sont pas à proprement des «blockchains», mais plutôt des bases de données distribuées. Bitcoin, Ethereum, NXT/Ardor, etc. en sont sans aucun doute. Différentes initiatives privées, de consortium ou non, peuvent remplir ces caractéristiques, la vigilance est de mise sur les multiples invocations du mot qui ont souvent pour objectif de surfer sur la vague.

D’où vient la blockchain ? Du bitcoin, sans aucun doute. Le bitcoin et ses dérivés, de façon générale la cryptomonnaie, constitue l’essence de ce que permet la technologie : donner un caractère “tangible” à un actif numérique, l’association de cet actif à une identité pseudonyme (un compte) et le transfert de cet actif selon le bon vouloir de son détenteur légitime. In fine, ces caractéristiques permettent d’envisager l’existence d’un vrai droit de propriété numérique ; le tout existant sur un support public, sécurisé, accessible à tous.

Les articles de vulgarisation insistent sur le fait que la blockchain permet des échanges directs entre des acteurs qui ne se connaissent pas, en déplaçant la confiance du système social (tiers de confiance) vers le système technique. C’est vrai, mais il ne faut pas perdre de vue que cette confiance est permise par la «tangibilité» de l’inscription numérique d’un actif dans la blockchain, qui est le vrai changement de paradigme.

Cette technologie permet donc de reproduire de façon numérique la confiance qui existe spontanément entre deux individus qui ne se connaissent mais qui échangent physiquement un bien contre un montant en espèces, de main à main ; parce qu’elle permet à de représentations numériques d’avoir les mêmes caractéristiques que les biens physiques. Une inscription sur la blockchain est unique, appréhendable et transmissible selon des conditions claires et quasiment immuables comme les lois de la physique[1]. Ethereum, qui permet de développer sur un «ordinateur mondial» des applications décentralisées gérant ces actifs de façon automatisée, programmée directement sur la blockchain et sans passer par des services externes (les fameux «smart contracts»), démultiplie les possibilités offertes par la technologie. Et la nature ouverte de ces protocoles permet d’envisager non seulement des actifs mais aussi des inscriptions de nature très diverse : preuve d’existence, signature, vote, programme informatique, etc.

En donnant une tangibilité aux inscriptions numériques, en garantissant aussi bien leur lien à une identité numérique[2] que leur caractère unique, en permettant d’envisager la programmation d’échanges et de gestion automatisés de ces actifs, la technologie ouvre la porte à des myriades de possibles, qui font, à raison, rêver les plus idéalistes comme les plus matérialistes et qui effraient, à raison également, ceux qui entrevoient les menaces que de telles possibilités font peser sur les acteurs en place et plus généralement les structures sociales d’aujourd’hui.

La blockchain comme un système

La blockchain est donc un système (selon l’expression du Pr. Hervé Causse) qui ne peut se comprendre qu’au terme d’une approche holistique. Chacun de ses acteurs, de ses composants techniques, est dépendant des autres et c’est cette interdépendance qui permet au système de se maintenir et même de s’améliorer. La base technique qui permet la création de l’actif numérique repose en effet sur un sentiment partagé par tous : l’envie, au sens biblique, celle d’avoir plus, de conserver ses richesses, la peur de les perdre. Le génie des protocoles de chaînes de blocs est de se fonder sur ce sentiment universel pour se maintenir, pour se développer, tout en permettant des usages très divers qui peuvent ne rien avoir à faire (sinon de très loin) avec ce sentiment.

Une blockchain fonctionne pour maintenir et développer la valeur des actifs et des inscriptions qu’elle contient. Tous ses acteurs ont intérêt à ce qu’elle continue de fonctionner : les mineurs, qui ont réalisé ou réalisent un investissement financier pour la faire fonctionner et qui attendent un retour sur investissement ; les détenteurs de cryptomonnaies, qui possèdent des bitcoins, des ethers, et qui ne souhaitent pas les perdre ni voir leur valeur s’effondrer ; les développeurs, qui ont investi du temps et de l’argent au développement de plateformes ou d’applications décentralisées (dApps), et dont le business dépend de leur fonctionnement, et les utilisateurs de ces services qui souhaitent naturellement continuer à s’en servir. C’est un phénomène qui s’auto-alimente ; si vous êtes investis dans le système, vous allez probablement faire en sorte qu’il s’améliore ; selon votre conception de ce qui constitue une amélioration naturellement. L’amélioration va amener de nouveaux utilisateurs, acteurs, participants, eux-mêmes motivés à améliorer le système, etc.

C’est cet intérêt commun à tous les acteurs qui permet à un système aussi décentralisé de progresser, en dépit des imperfections manifestes de sa gouvernance (stagnation technologique de la blockchain Bitcoin, gouvernance floue et sujette à théories du complot sur Ethereum…), toujours comme un système antifragile ; une attaque effectuée contre une blockchain, in fine, la renforce, car tous ses acteurs ont intérêt à corriger les défauts qui ont permis cette attaque et à permettre à la chaîne de continuer.

Etat des lieux et promesses d’avenir

Une fois ces prémisses posées, où en est la blockchain aujourd’hui ? L’année fut chargée pour les deux protocoles publics principaux, Bitcoin bien sûr mais aussi le nouveau-né Ethereum. Monero, ZCash et quelques avancées technologiques comme Segregated Witness ont également trusté l’actualité. Sans revenir en détail sur les événements de l’année, les promesses et les challenges de la technologie à fin 2016 sont nombreux.

Une complexité certaine et une technologie en pleine évolution…

D’abord, c’est une technologie très jeune, pleine de la fougue mais aussi des défauts de cette jeunesse. Si la base technique se stabilise autour de Bitcoin (qui existe tout de même depuis 2009) et de ses cas d’usage limités (cryptomonnaie bitcoin et preuves d’existence pour l’essentiel), il n’en est pas de même pour les autres. Et l’étendue du travail à accomplir pour permettre à la technologie en général de passer à l’échelle et accueillir tous les cas d’usage imaginés aujourd’hui peut donner le vertige : développement d’outils grand public pour l’interaction avec la chaîne, amélioration des protocoles de consensus (Proof of Work, Proof of Stake…), augmentation du nombre de transactions traitées par seconde (par amélioration du réseau comme Segregated Witness sur Bitcoin ou le sharding [fragmentation] sur Ethereum ; par des sidechains ou state channels), création et amélioration d’outils de développement, recherche de bonnes pratiques sur la sécurité des smart contracts, implémentation de protocoles d’anonymisation des transactions, etc. La liste est longue, et le chantier titanesque. Mais les acteurs semblent bien disposés à prendre le taureau par les cornes et la recherche avance à pas forcé, provoquant parfois des crises existentielles (notamment sur Ethereum), qui se résorbent cependant (cf. antifragile, etc.).

…qui nécessitent un vrai effort de compréhension

Corollaire naturelle de sa jeunesse, c’est aussi une technologie incomprise. Vous avez sûrement déjà lu 50 articles sur le sujet sans avoir vraiment compris de quoi il en retourne : c’est normal. Les gourous de la blockchain abondent, mais rares encore sont les véritables experts du domaine ; ceux qui ont clairement compris ce que la technologie recouvre et implique. Attention aux conseils qui vendent des prestations de consulting à 15 000 € la journée à des entreprises aux abois, qui ont entendu parler du phénomène et veulent développer à tout prix un «projet blockchain», même lorsque cela ne fait aucun sens dans leur contexte. Sachez les reconnaître par la combinaison d’un ou plusieurs de ces indices : ils veulent à tout prix dissocier la «blockchain» des cryptomonnaies et du Bitcoin en particulier qu’ils assimilent à de la spéculation «comme les tulipes hollandaises», parlent du blockchain, excluent toute utilisation d’une blockchain publique, enchaînent les buzzwords (en combo avec IoT / big data / deep learning / uberisation d’uber…) et insistent lourdement sur 1) la complexité supposée du système – qui leur évite de rentrer dans le détail, 2) la menace sur votre métier que représente cette innovation incroyable ! Fort heureusement, les acteurs sérieux existent : en France, ils sont souvent membres des associations communautaires comme la Chaintecl’Asseth, le Cercle du Coin…, à l’étranger, tournez-vous peut être vers l’Irlande…

Un écosystème en plein développement

La jeunesse de la technologie explique aussi celle de l’écosystème. Il a fallu attendre les années 2013/2014 pour voir émerger les premières plateformes d’échange de cryptomonnaies sérieuses et les premières entreprises de services. Aujourd’hui, tout ce petit monde est en ébullition avec de nombreuses startups, notamment en France (citons en vrac Woleet, Ledger Wallet, Ledgys, Paymium, Keex, Stratumn, Labo Blockchain, Eureka, Mubiz, Utocat, Czam, Belem, Coinizy, Acinq, etc.), mais aussi des initiatives venant de plus grands groupes. Un chaînon manque encore totalement à l’appel : la gestion de l’identité. Sur la blockchain publique, tout le monde est anonyme, ou plutôt pseudonyme, identifié par un numéro de compte. Cela est bel et bon pour de nombreux usages, mais d’autres nécessiteront qu’une identité puisse être certifiée, associée à un compte en particulier, et que ce compte puisse être récupéré par son détenteur légitime en cas de perte. Il s’agit d’un problème majeur et complexe du fait de la façon dont la technologie est conçue, mais de nombreuses initiatives sont en cours dans le domaine (citons notamment AEternam, initiative française, et uPort, de ConsenSys).

Cet écosystème comprend aussi, depuis Ethereum, des entités émergeant sur la blockchain, c’est à dire les dApps, ou applications décentralisées. Et l’année 2016 a été l’occasion de découvrir leur potentiel mais aussi de faire (douloureusement) l’expérience de leurs faiblesses lors du hack de The DAO. La sécurisation des smart contracts n’en est encore qu’à ses débuts, et de nombreux travaux seront nécessaires pour envisager d’automatiser des opérations à très haute valeur ajoutée. De nombreuses initiatives ont d’ores et déjà été initiées sur le sujet et se poursuivront en 2017 : travaux de recherche fondamentale, logiciels d’analyse formelle, amélioration du langage voire de la Machine Virtuelle Ethereum, création de nouvelles machines, etc. Il faut aussi souligner les faiblesses actuelles ne découragent pas les acteurs : de nombreux projets de dApps ont été financés cette année, notamment par le biais d’ICO (Initial Coin Offerings), et devraient voir le jour en 2017 ou 2018. On surveillera aussi les projets annoncés : Augur/Gnosis, Digix, Etherisc, uPort, Golem/iEx.ec, CharityDAO, SingularDTV, Ledgys, etc.

Les défis de l’encadrement juridique…

De nombreux cas d’usage de la blockchain sont donc en développement. Qui dit usage, dit règles d’usage, encadrement juridique… et aujourd’hui, le droit manque. On ne parle pas ici du droit au sens d’une «loi blockchain» qui viendrait restreindre ou contrôler les utilisations de la technologie (celle-ci arrivera bien assez tôt), mais plutôt d’une forme de reconnaissance juridique des nouvelles catégories permises par la technologie. En particulier, de l’actif blockchain, sous sa forme la plus évidente, la cryptomonnaie, mais aussi sous toutes ses formes dérivées, la preuve d’existence, le token programmable, le vote, etc. La reconnaissance des caractéristiques uniques de ces inscriptions, tant par le droit français que le droit européen et les traités internationaux, tant par la loi générale que par les différents organismes réglementaires sectoriels (finance, santé, énergie), serait un grand pas en avant, à même de permettre aux entreprises de développer des cas d’usage disruptifs réellement créateurs de richesses.

On en est loin aujourd’hui, lorsque le législateur et les régulateurs ont publiquement revendiqué une posture d’attente et de laisser-faire, débouchant sur une insécurité juridique totale ! Ce manque de reconnaissance institutionnelle a aussi des conséquences sur le degré de reconnaissance des acteurs privés ; il est difficile aujourd’hui pour un acteur blockchain d’ouvrir un compte en banque, de trouver un expert-comptable, etc. Si la France veut être à l’avant-garde de la «révolution Blockchain» (comme le gouvernement l’a déjà affirmé), elle doit faire plus, tant au niveau national qu’international. C’est le message que souhaite notamment faire passer l’association La Chaintech, dont je suis secrétaire, et qui rassemble l’essentiel des acteurs francophones du domaine.

Dans l’intervalle, le droit applicable est exploré directement par les professions du droit, les avocats bien sûr au fil des problématiques soulevées par leurs clients (dont, naturellement, le cabinet Fieldfisher LLP duquel je fais partie), mais aussi les professeurs d’université.

…et de la gouvernance

Enfin, impossible d’aborder le sujet sans la tarte à la crème de la gouvernance, qui désigne ici les mécanismes qui président à l’évolution des blockchains publiques (évolutions notamment techniques du protocole). Mécanismes complexes, on l’a vu, une blockchain étant un système aux acteurs variés dont les intérêts ne sont pas toujours convergents. Ce manque de clarté inquiète légitimement. C’est cependant une composante essentielle de la technologie, leur caractère décentralisé, qui est ici en jeu. Une blockchain disposant d’un organe central de contrôle ayant tout pouvoir de décision se retrouverait avec un point individuel de défaillance (single point of failure), qui est précisément ce que la technologie cherche à éviter… Cela ne veut pas pour autant dire que toute initiative visant à améliorer les processus d’évolution des blockchains publiques est vouée à l’échec. Des projets comme Tezos sont notamment fondés sur l’idée d’une nouvelle gouvernance, aussi décentralisée que la chaîne de blocs elle-même… Est-ce praticable ? L’expérience le dira.

A surveiller donc, cette année 2017 :

  • Les grandes évolutions techniques telles que la vérification formelle des smart contracts, le Proof of Stake, le sharding, etc.
  • La reconnaissance institutionnelle et privée des cryptomonnaies et plus généralement des inscriptions sur la blockchain.
  • Les projets en développement (projets de blockchain, de dApps, de services off-chain et on-chain) qui vont prendre leur envol à court et moyen terme.

Pour ma part, je serai sur tous ces fronts. Pour les intéressés, un aperçu des progrès à venir sera donné à la conférence EDCON, dédiée à la blockchain Ethereum avec la participation de Vitalik Buterin, qui se tiendra à Paris les 17 et 18 février 2017.

 


[1] Quasiment mais pas entièrement, on se rappellera à ce sujet que que la chaîne de blocs n’est pas immuable

[2] Le compte propriétaire de cet actif, signataire de cette transaction sur la blockchain

 

Merci à Philippe Honigman, Jean Zundel et Quentin de Beauchesne pour leur relecture et commentaires

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