Par 0xJustice.eth

Cet article est une traduction de Efficient DAO Design, écrit par 0xJustice et publié sur BanklessDAO l’été dernier. Il apporte un point de vue original sur la construction des DAOs et fournit des pistes pratiques de mise en œuvre. Les lecteurs d’Ethereum France impliqués dans des DAOs devraient y trouver matière à réflexion et à action.


Les personnes activement impliquées dans des DAOs mesurent à quel point la coordination, la communication et l’exécution y est difficile. Est-ce bien le futur dont nous avions rêvé ? Sommes-nous vraiment en train de bâtir de nouvelles Nations Numériques ? De nombreux vétérans commencent à douter de la possibilité même de créer des DAOs efficientes.

J’ai une bonne nouvelle pour vous : la décentralisation n’est pas seulement compatible avec une exécution efficiente ; elle en est une condition.

La mauvaise nouvelle est que l’efficience n’apparait pas spontanément. Elle résulte du soin porté à la conception de la structure organisationnelle. Dans cet article, nous allons détailler ces affirmations et leurs implications. Nous étudierons ensuite un cas susceptible de nous inspirer en tentant de l’appliquer dans le contexte d’une DAO.

Les propriétés d’une conception efficiente

L’efficience est décentralisée

La décentralisation est nécessaire afin d’atteindre l’efficience maximale. De multiples disciplines en témoignent.

En cybernétique, le théorème de Conant-Ashby établit que tout régulateur de système doit disposer d’un modèle interne du système qu’il régule. Un corolaire de ce théorème est le principe d’obscurité, selon lequel tout élément d’un système ignore le comportement global de ce système. La conclusion généralement tirée de ces deux considérations est que tout système auto-organisé doit déléguer des capacités d’action aux sous-systèmes les plus à même de collecter l’information requise pour agir. Le contrôle distribué est nécessaire au fonctionnement des systèmes adaptatifs complexes.

En économie, le problème dit de la connaissance locale repose sur l’observation que les données indispensables à une planification économique rationnelle sont disséminées auprès de multiples acteurs individuels, et échappent ainsi à la connaissance de toute autorité centrale. De nouveau, nous sommes confrontés à une ignorance inévitable lorsque nous tentons de contrôler un système d’agents libres de façon centralisée. Ici aussi, l’efficacité repose sur la prise de décision décentralisée.

En philosophie politique, nous avons le principe de subsidiarité. Selon ce principe, l’échelon de la décision politique devrait être le plus local possible. Une autorité surplombante ne devrait se voir assigner que les seules fonctions dont des niveaux subalternes ne peuvent se charger.

Tous ces concepts délivrent un message similaire : ce sont les individus directement confrontés à un problème qui sont les mieux placés pour le résoudre. Ce principe est au fondement de la conception de systèmes socio-techniques. Le design de systèmes impliquant des situations de travail doit mobiliser ceux qui réalisent le travail concerné. À défaut, certains aspects essentiels ont toutes les chances d’être méconnus par ceux qui ne sont pas en prise direct avec les problèmes.

La décentralisation n’est pas une façon comme une autre de faire les choses — c’est la seule manière de faire fonctionner des systèmes adaptatifs complexes. Un équivalent de l’edge computing, appliqué à l’efficacité organisationnelle.

Concevoir l’efficience 

L’efficience résulte du soin apporté à la conception de l’organisation. Elle est sous-jacente au concept même d’organisation, et une conséquence de la théorie de la firme et de la loi de Conway. Leur postulat est que les individus doivent organiser leurs interactions afin d’être en mesure de produire des biens complexes satisfaisant des besoins. C’est une chose difficile que d’organiser efficacement ces interactions, et pourtant, de nombreuses DAOs s’attendent à être efficientes spontanément, par la simple vertu d’être décentralisées. L’efficience productive n’est pas une caractéristique émergente spontanée. Les seules choses que nous obtenons spontanément sont l’entropie, l’incapacité à se coordonner, et la tragédie des communs.

 

 

On compare fréquemment les DAOs à des organismes biologiques. Dans cette perspective, il est naturel de considérer que les structures et les processus optimaux émergeront par eux-mêmes, engendrés par une sorte d’évolution darwinienne. La sélection naturelle pourrait s’appliquer à l’ensemble d’un écosystème, mais pas aux DAOs prises isolément. Leurs trésoreries s’épuiseraient trop rapidement pour explorer un nombre suffisant de combinaisons organisationnelles. Le meme de Moloch repose sur le postulat que nous pouvons surmonter les échecs de coordination en nous appuyant sur de l’ingénierie intelligente, non par quelque procédé magique.

Design organisationnel et spécialisation

La conception d’organisation efficiente s’appuie souvent sur des modèles en couches, décomposés en unités spécialisées, parfois même hiérarchiques. Le meme des DAOs éliminant toute hiérarchie est sans doute grossier et devrait appeler davantage de nuances. La réalité est que les structures hiérarchiques sont souvent d’une grande efficacité. Il s’agit d’une caractéristique naturelle qui ne résulte pas uniquement des dynamiques sociales spécifiquement humaines.

On peut utiliser des termes alternatifs comme ‘espace de nommage’, ‘périmètre’, ou ‘niveau d’abstraction’ pour indiquer le même concept de responsabilité spécialisée. Les organisations ont besoin de zones d’action assignées afin de réduire la charge cognitive et l’effort de coordination. Il ne s’ensuit pas nécessairement que l’on doive recourir à des formes de commandement et de contrôle centralisées, et encore moins à un gouvernement dictatorial.

Nous ne devrions pas exclure les modèles basés sur la spécialisation. L’important est d’éviter l’asservissement et l’exploitation. Chaque niveau d’abstraction devrait contribuer à l’accroissement de valeur dans le système, et non viser à son extraction.

Souvenons-nous que c’est l’ensemble du réseau qui doit être décentralisé, et non chaque individu ou unité organisationnelle qui en fait partie. L’ignorer est un piège qui a conduit à l’échec de nombreux projets bien intentionnés, qui se sont empêtrés dans des efforts prématurés de décentralisation radicale.

Inspirations pour un design efficient

Les propriétés que nous venons d’évoquer sont intéressantes en théorie. De quels exemples réels pouvons-nous nous inspirer ? Je pense qu’il est possible d’en trouver dans les entreprises organisées en réseau d’équipes ou de micro-entreprises. Le Groupe Haier est l’un de ces exemples.

Haier est le leader mondial de l’électro-ménager, avec un chiffre d’affaires de 35 milliards de dollars. L’entreprise s’est structurée en 4000 micro-entreprises (ME), libres de se constituer et d’évoluer indépendamment. Chaque ME correspond à l’un des types suivants :

  1. Transformateurs, servant les lignes de produit classiques, indémodables
  2. Incubateurs, servant les lignes de produit nouvelles et émergentes
  3. Nodes (Noeuds) offrant des services (par exemple bureaux d’études, fabrication, ressources humaines) ou des composants produits utilisés par les deux autres types de ME en prise directe avec les clients.

La structure d’ensemble constitue une plateforme décentralisée, coordonnée à l’aide d’incitations économiques cohérentes afin de satisfaire les besoins clients. Examinons de plus près ses propriétés.

Incitations indépendantes

Chez Haier, toutes les ME se maintiennent ou disparaissent selon leurs mérites propres, et sont libres d’interagir entre elles comme elles le souhaitent. Les transformateurs peuvent sélectionner une nouvelle node en cas de défaillance. Si une ligne de produit décline et disparait, ses nodes perdent juste un client. Si une ME estime qu’un fournisseur externe satisferait mieux ses besoins, elle peut s’adresser à lui.

Qu’est-ce que cela a à voir avec les DAOs ? Dépendre exclusivement sur un token unique pour coordonner les incitations économiques est insuffisant. Dans une économie libre, les entreprises n’engagent pas des efforts dans le but de voir la monnaie nationale s’apprécier. Elles le font pour rencontrer leur propre succès, et si elles n’y parviennent pas, elles cessent d’exister. Nous ne pouvons pas ignorer la compétition et l’instinct de survie sans être confronté à de sérieuses conséquences négatives. Sans des incitations liées à leur propre succès, les équipes définissent leur budget en fonction de l’historique de leurs dépenses plutôt que d’un ROI anticipé.

L’orientation client

Les unités organisationnelles de Haier sont disposées autour de la satisfaction des besoins des clients. Chacun est directement responsable de ses clients. Haier a mis en place un système de financement qui dépend strictement de la validation des produits par les clients. Le CEO d’Haier, Zhang Ruimin, aime à dire que l’entreprise ne rémunère plus ses employés, parce qu’ils sont payés directement par les clients.

Il y a tant à apprendre de cette démarche. La trésorerie de la DAO n’est pas le client ! La mesure de succès ultime pour une DAO ne devrait pas être fonction des demandes de financement obtenant satisfaction, mais le nombre de produits lancés sur des marchés solvables, résultant en flux de trésorerie positifs et en accroissement de valeur pour le réseau.

On parle beaucoup de démocratie dans le Web3, mais l’une des formes les plus pures de la démocratie est le marché libre, où les individus votent avec leurs ressources. Le “vote” du client devrait être la priorité ultime. L’alternative dangereuse est un modèle économique du Père Noël où chacun vote pour la demande de budget des autres, parce qu’il veut obtenir la réciproque pour lui-même.

Une plateforme décentralisée

Haier fonctionne plus comme un réseau et une plateforme de lancement que comme une entreprise classique. Des équipes autonomes de taille restreinte prennent des décisions, et Haier se préoccupe essentiellement d’offrir les conditions optimales pour leur lancement. Ruimin décrit le système ainsi : “petits morceaux, associés souplement”. Cette maxime désigne un modèle bien connu des architectes de systèmes informatiques, que les DAOs devraient s’approprier.

Dans cette perspective, nous pouvons considérer les DAOs comme des app stores et des écosystèmes d’applications, plutôt que comme de grandes entreprises monolithiques. Nous pouvons aussi les voir comme des incubateurs en réseau, plutôt que comme des business isolés. Ce cadre de référence a des conséquences structurantes sur les priorités stratégiques, car il nous amène à nous concentrer sur les opportunités à venir et sur la meilleure façon de les adresser, au lieu de s’enfermer dans un espace produit statique.

Un VC a décrit Haier comme “un moteur de recherche gigantesque parcourant son territoire et identifiant les opportunités les plus prometteuses”. Les DAOs peuvent amplifier cette dynamique encore davantage, si on les utilise comme des plateformes de lancement. Il faut voir les DAOs comme des moteurs de recherche d’un nouveau genre.

L’efficience appliquée aux DAOs

Ces observations peuvent sembler intéressantes, mais comment peuvent-elles être appliquées à des DAOs déjà opérationnelles ? Cette question ne concernant pas que les DAOs, il existe déjà des travaux sur la topologie des équipes, et une technique appelée “Conway inversée” que nous pouvons utiliser.

Cette approche est basée sur la prémisse de la loi de Conway, qui stipule que ce que produit l’organisation reflète sa configuration organisationnelle, et que l’on peut donc se réorganiser en interne autour de la production souhaitée afin de générer plus d’efficience.

Les illustrations qui suivent sont basées sur mes travaux antérieurs sur le funnel des contributeurs de DAOs.

Étape 1 : Matérialiser les flux de valeur existants

Identifiez comment la DAO génère de la valeur, puis créez des incitations pour les équipes produit qui soient proportionnelles à leur succès. Vous pouvez réaliser cela via un partage de revenu. Quelle est la valeur de ce que vous produisez ? Organisez tout autour de ça. Est-ce un podcast ? Organisez les incitations autour d’offres éducatives associées à chaque épisode, ou autour d’autres présentations sur des thèmes similaires.

Je ne pense pas que beaucoup de DAOs se soient posé cette question. Pourtant la réponse est fondamentale. Qui sont les clients et quels sont leurs besoins ? Cela détermine tout le reste. Une fois les flux de valeur identifiés, on peut les matérialiser dans les contrats on-chain, afin d’automatiser la répartition des revenus, et dans des contrats juridiques pour les sécuriser. Cette formalisation peut sembler excessive à certains, mais manipuler des sommes importantes s’accompagnent de risques que des contrats clairs limitent considérablement. 

Étape 2 : Optimiser l’expérience des contributeurs

Le second produit de toute DAO est la plateforme sur laquelle elle fonctionne. La DAO est le moteur de l’innovation, ses clients sont les contributeurs. C’est pour cela que nous devons distinguer la plateforme de la DAO des flux de valeurs qu’elle rend possible. De même que les États sont en concurrence pour attirer des entreprises à s’implanter, les DAOs sont en compétition pour accueillir des contributeurs talentueux et des projets prometteurs. La compétition se joue sur l’onboarding, la réputation et le système de financement.

Comment se déroule le lancement d’un projet ? Comment de nouveaux talents peuvent rejoindre des flux de valeur existants ? Si des flux de valeur ne génèrent peu ou pas de revenu, comment en susciter de nouveaux plus performants ?

Étape 3 : Mettre en place des nodes de service

La production de valeur pour les clients requiert des services divers qui peuvent être fournis par des équipes ou nodes de service spécialisés et économiquement motivés. Dans les étapes précédentes, nous avons distingué la plateforme des flux de valeurs. Dans cette étape, nous donnons aux opportunités ayant confirmé leur potentiel de croissance le moyen de l’atteindre, en s’appuyant sur des nodes de service adaptés. Il peut s’agit par exemple de design Web, de conseil juridique, ou d’animation des réseaux sociaux.

Nous reconnaissons ici l’importance des économies d’échelle et le principe du cœur de métier. Les nodes de service libèrent les équipes de l’accessoire et leur permettent de se concentrer sur l’essentiel, la façon unique dont elles apportent satisfaction aux besoins de leurs clients. Tous les flux de valeurs bénéficient de la mise à disposition de services de base spécialisés, facilement mobilisables à grande échelle. L’accès immédiat à un node spécialisé dans la réalisation de sites Web ou la constitution d’entités légales, par exemple serait d’une grande valeur pour chaque projet incubé sur la plateforme DAO.

Étape 4 : Effectuer des itérations en temps limité (timeboxing)

Enfin, appliquez des itérations aux activités de reporting, de financement, de déploiement, et de gouvernance. Les cycles d’itération devraient être hebdomadaires, bi-mensuels, mensuels, et trimestriels. Il n’y a pas de structure parfaite ; uniquement des structures adaptées pour un temps et un contexte donnés. C’est pourquoi les DAOs doivent évoluer et expérimenter constamment. Établir des boucles de rétroaction rapide afin de repérer et s’adapter aux nouvelles opportunités est essentiel. De nouveau, le CEO de Haier nous inspire ici :

“..il est impossible de concevoir un système complexe avec des méthodes d’ingénierie analytiques (top-down). Il doit émerger à partir d’un processus itératif d’idéation, d’expérimentation, et d’apprentissage. L’accélération de la transformation de Haier repose sur l’intensification des essais et la réplication des tentatives rencontrant le succès. L’atteinte de buts révolutionnaires passe par des processus évolutifs.”
– Zhang Ruimin, Haier CEO
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La façon la plus simple d’initier ce processus est de mettre en place des sessions hebdomadaires de démo où les équipes partagent leur progrès et les obstacles qu’elles rencontrent, et d’organiser des “saisons” avec des budgets limités et des buts précis. De tels moments nous amènent à prendre conscience du chemin parcouru et à procéder à des ajustements. Ils sont essentiels pour créer des boucles de rétroaction. Cette approche est basée sur la loi de Gall : les systèmes complexes performants sont nécessairement bâtis sur des systèmes plus simples également performants. Voir aussi l’article de Chase Chapman sur les organisations évolutives.

Conclusion

Les DAOs ont besoin d’architectes, et pas seulement d’opérateurs. Elles ont besoin de davantage de structure. Ce point de vue ne contredit pas celui de la décentralisation. L’idée très largement répandue que des projets complexes peuvent être décomposés en petits travaux assignés à un grand nombre de contributeurs payés à la tâche est une absurdité dont nous devons nous défaire. Nous devons faire mieux que ça.

L’incapacité à produire avec efficience est une menace bien plus grande pour les DAOs que l’oppression des gouvernements ou l’opposition des régulateurs. Les ressources seront gaspillées, l’enthousiasme des contributeurs s’évanouira. Si nous nous focalisons sur l’autonomie au détriment de l’efficience, nous finirons par nous rendre compte que nous n’avons rien de substantiel à défendre.

Il y a une “allergie” dans le milieu des DAOs à tout ce qui semble familier. Ceci est naïf. Nous ne pouvons pas concevoir des hyperstructures de DAOs dans un néant historique ou académique. Un ennemi commun est une force puissante pour nous coordonner, mais l’échec est inévitable si cet ennemi commun est l’histoire elle-même. Nous avons la chance de pouvoir nous appuyer sur des milliers d’années d’expérience. Inspirons-nous en.

La métaphore de la barrière de Chesterton nous enjoint de ne pas supprimer des instruments avant de comprendre pourquoi ils ont été mis en place initialement. Nous devons amplifier ce qui fonctionne et supprimer ce qui ne fonctionne pas en utilisant les incitations économiques et la coordination automatisée.

Je suis convaincu que les sources d’inspiration les plus prometteuses en matière de design organisationnel viennent des méthodes Agile, Lean et Kanban. Les topologies d’équipes ne sont qu’un exemple que nous venons d’explorer, mais cette video montre à quel point le mouvement Agile en général est en phase avec nos méthodes et nos buts.

Avec ces connaissances et le nouveau système technico-économique des DAO, nous avons enfin les moyens d’occire Moloch et d’initier une nouvelle phase de créativité pour l’humanité. Nous sommes sur le chemin d’une seconde Renaissance, qui pourrait culminer dans un point de singularité technologique non pas dominé par l’IA, mais par des humains maniant la puissance de l’IA.


Merci à Mateusz Rzeszowski, Gcalderiso.eth, siddhΞARTa.eth, Armchairfuturist.eth, Links, K3nn.eth, et Senad.eth pour leur feedback précieux. Remerciement spécial à GLF22 et leur apport historique et académique dans l’espace mental des architectes de DAOs. Nous en avons tant besoin.

Traduction par PhilH. Merci à Disiaque pour la relecture.