Cet article est la traduction d’un chapitre du livre Token Economy, de Shermin Voshmgir, publiée en avant-première sur le site d’Ethereum France. Le livre est sous licence CC-NC-BY-SA. Si vous souhaitez participer à sa traduction, contactez-nous !
Après avoir traité des tokens stables collatéralisés dans l’article précédent, cette seconde partie aborde deux autres formes de tokens stables ou « stablecoins » : les monnaies numériques de banque centrale et les tokens stables algorithmiques.
Les monnaies numériques de banque centrale
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Alors que la communauté crypto expérimente différentes formes de tokens stables, les banques centrales envisagent également des moyens de tokeniser leurs propres monnaies, disposant déjà de mécanismes de stabilisation. Un token de banque centrale, parfois appelé « monnaie fiduciaire numérique » ou « monnaie de base numérique », et abrégé sous la forme « MNBC », constitue une représentation tokenisée de la monnaie souveraine d’un État. Les mécanismes de stabilité sont mis en œuvre par les banques centrales, de façon indépendante ou en accord avec les politiques fiscales et monétaires des gouvernements. Des tokens de ce type s’intégreraient donc à la masse monétaire de base au même titre que d’autres formes de monnaie : les pièces et billets ainsi que les dépôts à vue (M0 et M1), les dépôts à court terme (M2) et les dépôts à long terme (M3). La MNBC pourrait être utilisée par les smart contracts en tant qu’instrument de règlement, puisque sa représentation sous forme de token repose sur le registre décentralisé associé.
Certains économistes pensent que la MNBC pourrait concurrencer les dépôts dans les banques commerciales et réduire le coût des systèmes de paiement locaux et internationaux. Le coût de création et de gestion des espèces et les frais de transactions internationales sont très élevés. À long terme, la MNBC pourrait rendre obsolètes les comptes bancaires classiques en les remplaçant par des portefeuilles crypto, et favoriser l’inclusion financière des personnes ne disposant pas d’accès aux services bancaires.
Cependant, cette désintermédiation des banques commerciales et des paiements internationaux pourrait aussi déstabiliser les systèmes de crédit et les marchés des changes, au moins dans un premier temps. La MNBC pourrait également remettre en cause le système de réserves fractionnaires1 qui est à la base de la création monétaire.
L’émission de monnaie par les banques centrales à destination directe du public pourrait aussi constituer une nouvelle approche de mise en œuvre des politiques monétaires. Elle permettrait un contrôle direct de la masse monétaire et pourrait compléter ou se substituer à d’autres instruments comme les taux d’intérêts et l’assouplissement quantitatif2 (quantitative easing ou QE). Certains économistes estiment même que la MNBC pourrait conduire à un système de « monnaie pleine3 », c’est-à-dire à un transfert total de la création monétaire depuis les banques privées vers les banques centrales.
Selon une étude de la Banque des règlements internationaux, de nombreux gouvernements et banques centrales envisagent de tokeniser leur monnaie ou ont même amorcé des expérimentations. C’est le cas notamment de la Banque d’Angleterre, des banques centrales de Suède, d’Uruguay, des îles Marshall, de Chine, d’Iran, de Suisse et de l’Union européenne. Il est donc probable que de nombreuses monnaies souveraines seront dotées d’une représentation tokenisée dans les années qui viennent.
Les MNBC « synthétiques » (sMNBC) sont basées sur un concept voisin consistant à autoriser des institutions privées à émettre des tokens totalement garantis par les réserves de banque centrale. Qu’il s’agisse de MNBC ou de sMNBC, la question est de savoir si ce type de monnaie tokenisée contrôlée par une banque centrale est appelé à remplacer les autres formes de tokens stables, ou si elle deviendra l’une des nouvelles variantes au sein d’une économie à base de tokens d’une infinie diversité.
Les tokens stables algorithmiques
Tokens stable algorithmiques, à la recherche de l’auto-stabilisation
Les méthodes de stabilisation des cours évoquées précédemment, telles que la collatéralisation à base d’actifs financiers classiques, peuvent sembler naturelles de prime abord, mais on peut regretter qu’elles dérogent aux principes de décentralisation et d’autonomie des technologies blockchain.
La régulation manuelle des cours, par exemple en changeant le ratio de collatéralisation, peut être comparée à la façon dont Yahoo et d’autres moteurs de recherche des années 1990 ont essayé de rendre accessible le contenu du web en créant des catalogues de sites, comme on catalogue des livres et des magazines dans une bibliothèque. Ces moteurs de recherche étaient populaires et leur utilisation était intuitive, mais il était très difficile de les maintenir à jour compte tenu de l’accroissement exponentiel des contenus. Finalement, la recherche algorithmique apportée notamment par Google a remplacé la curation et le classement manuels. De la même manière, la stabilisation par collatéralisation des tokens peut sembler a priori séduisante, mais de nombreuses solutions algorithmiques apparaissent aujourd’hui qui exploitent davantage les possibilités des smart contracts.
Des mécanismes peuvent être mis en place afin de rendre la masse monétaire élastique, en stimulant sa contraction ou son expansion en fonction des besoins, à l’instar des mesures prises par les banques centrales pour contrôler la quantité de monnaie fiduciaire en circulation. Si la demande pour le token stable augmente ou décline, l’algorithme procède automatiquement à des ajustements afin de maintenir la stabilité du cours. Si le cours est trop haut, de nouveaux tokens sont créés. S’il est trop bas, des tokens doivent être retirés de la circulation, d’une façon ou d’une autre. Il est difficile de réduire et augmenter dynamiquement la masse monétaire d’une façon résistante à toutes sortes d’attaques ; le débat reste ouvert en ce qui concerne les meilleures méthodes pour y parvenir.
Par exemple, si un token stable indexé sur l’euro s’acquiert sur les marchés à un cours supérieur à 1 EUR, cela indique que la demande est supérieure à l’offre. La quantité de tokens disponible doit être augmentée afin de faire revenir le cours à 1 EUR. Le smart contract est programmé pour émettre de nouveaux tokens et les vendre sur les marchés, augmentant ainsi l’offre jusqu’à ce que le prix revienne au cours souhaité. Lorsque le cours est inférieur à 1 EUR, la quantité de tokens doit à l’inverse être réduite. Mais cette contraction de la masse monétaire est beaucoup plus difficile à obtenir que son expansion…
L’approche la plus simple consiste à programmer directement dans le smart contract du token les mécanismes de contraction et d’expansion, de façon à ce que la volatilité du cours soit remplacée par la volatilité du nombre de tokens. C’est l’option proposée par Ampleforth, qui réajuste chaque jour le nombre de total de tokens AMPL en fonction de son cours. Chaque détenteur conserve la même participation par rapport au nombre total d’AMPL en circulation, mais le nombre d’AMPL dans son portefeuille peut changer de jour en jour. En conséquence, le cours du token est stable, mais ni la valeur de l’actif dans le portefeuille du détenteur, si son pouvoir d’achat ne le sont. Difficile de parler de token stable dans ces conditions. Le véritable objectif du projet est de créer un crypto-actif dont l’évolution du cours n’est pas corrélée à celles des autres crypto-actifs sur les marchés.
Les « parts de seigneuriage4 » (seigniorage shares) ont été conceptualisées par Roberty Sams en 2014, dans le but d’utiliser des smart contracts pour créer des incitations économiques à la stabilisation du cours d’un token. Cette approche, notamment empruntée par Basis Cash, Empty Set Dollar et Dynamic Set Dollar, consiste à inciter les détenteurs à détruire une partie de leurs tokens en cas de décrochage par rapport à la valeur de référence, en offrant en échange la part de seigneuriage sous la forme d’une obligation à coupon, c’est-à-dire la possibilité d’acheter de nouveaux tokens lors de la prochaine phase d’expansion à un prix inférieur au cours stable visé.
Le point faible de cette approche est qu’elle dépend d’un mécanisme foncièrement spéculatif basé sur la théorie des jeux. Pour jouer le jeu de la part de seigneuriage, il faut parier sur l’appréciation future du token, dont la valeur ne repose sur rien d’autre que le comportement des autres participants et participantes partageant le même optimisme sur le retour à la valeur de référence. Si, pour une raison quelconque, le pessimisme l’emporte, alors une « spirale de la mort » peut survenir, rien ne venant freiner le décrochage du cours : il n’est dans l’intérêt de personne d’acheter une part de seigneuriage lorsque les perspectives de création monétaire s’éloignent ou disparaissent. Certains ont critiqué le principe même d’un token stable basé sur un mécanisme spéculatif de ce type, le qualifiant de pyramide de Ponzi.
D’autres approches cherchent à résoudre cette difficulté en combinant les parts de seigneuriage avec une forme de collatéralisation. A la différence des tokens stables garantis par des crypto-actifs, ces systèmes ne nécessitent pas de sûreté excédentaire et sont donc plus efficaces en termes de rendement du capital. Avec Frax, le principal token utilisant aujourd’hui cette approche, les réserves accumulées via la collatéralisation sont à la fois des crypto-actifs ayant une valeur de marché indépendantes du système (au départ, USDC et USDT) et des tokens/parts de seigneuriage dénommés FXS. La proportion de crypto-actifs tiers et FXS varie de façon déterministe en fonction de la demande et du prix du token stable. Le protocole Fei a été conçu selon une logique voisine. Un mécanisme spéculatif initial (levée de fonds en ETH basée sur une bonding curve) permet d’atteindre une taille critique (250 millions de FEI), après quoi la trésorerie est utilisée de façon autonome par le protocole pour stabiliser le cours du FEI, au moyen d’interventions sur les marchés AMM et de pénalisation directe des détenteurs vendant sous le cours cible.
Le projet Reflexer, lancé en février 2021, a pour but de constituer un crypto-actif stable indépendant, le RAI, non indexé sur le dollar ou une autre devise fiduciaire. Sa raison d’être est d’offrir une alternative aux systèmes monétaires traditionnels, dont l’équilibre est menacé par l’émission massive de monnaie de ces dernières années. Le RAI, comme la première version du DAI, est créé en plaçant en garantie de l’ETH. Reflexer intègre des mécanismes de stabilité dans son protocole, sous la forme d’un taux d’intérêt évoluant en fonction de l’écart entre le prix de marché et le prix cible du RAI. Ce dernier a été initialisé avec une valeur arbitraire au lancement, mais évolue lentement en fonction de la demande de fond pour le token, au lieu de rester arrimé à une devise traditionnelle faillible.
L’idée d’utiliser des smart contracts pour copier certaines opérations des banques centrales est intéressante, mais il faut garder à l’esprit que ces mécanismes reposent sur des hypothèses économiques peu vérifiées et des politiques monétaires peu testées, en particulier en ce qui concerne les incitations à la contraction de la masse monétaire. De plus, leur fonctionnement dépend de la fiabilité des oracles de prix, dont la décentralisation et la fiabilité font toujours débat aujourd’hui. De nombreux économistes estiment que les tokens stables algorithmiques basés uniquement sur les parts de seigneuriage ne peuvent pas fonctionner car ils reposent sur des mécanismes spéculatifs conduisant à un accroissement illimité du système. Les nouvelles approches que nous venons d’évoquer montrent à quel point ce domaine est en pleine expansion et que des modèles plus efficaces sont possibles.
Défis et perspectives d’avenir
De nombreux projets visent à créer des tokens stables, mais il n’existe pas de bonnes pratiques en la matière qui se soient imposées (si l’on exclut les MNBC qui bénéficieront des mécanismes traditionnels de stabilité des monnaies nationales). L’émergence des tokens stables est un phénomène récent et de nombreuses propositions en la matière en sont encore au stade du white paper ou des premières expérimentations, en particulier la crypto-collatéralisation et les tokens stables algorithmiques. Bon nombre de ces projets sont sujets à une forte volatilité, ce qui explique que les tokens garantis par des monnaies fiduciaires ou d’autres actifs traditionnels, comme Tether, sont dominants en termes de capitalisation. Le DAI (MakerDAO) et d’autres tokens crypto-collatéralisés constituent des alternatives prometteuses, mais ils comportent de nombreux inconvénients et inconnues, notamment concernant leur robustesse en cas d’effondrement des marchés.
A l’exception du RAI, tous les tokens stables, même les plus décentralisés, sont associés à un actif sous-jacent avec un ratio de 1 à 1. Selon la dynamique des marchés, le maintien de ce ratio peut être mis en cause. Si des activités économiques se développent autour d’un token stable et que des effets de réseau s’enclenchent, le maintien du ratio pourrait perdre de l’importance. Cela pourrait par exemple être le cas si un token stable s’impose comme intermédiaire des échanges et est utilisé comme moyen de paiement par un grand nombre d’entreprises.
Toute implémentation d’un token stable décentralisé doit affronter le problème des oracles. Si le token est supposé maintenir son cours par rapport à un autre actif de référence, il doit avoir accès à l’information sur le maintien ou la divergence des cours. Pour le moment, aucune solution complètement décentralisée et totalement fiable n’est disponible. De nouveau, le RAI fait exception ici puisqu’il est auto-référentiel.
Comme les monnaies conventionnelles, les tokens stables doivent satisfaire trois exigences incompatibles : 1) politique monétaire indépendante, 2) stabilité des taux de change et 3) mobilité des capitaux. Étant donné que la mobilité des capitaux est un fondement de l’économie des tokens cryptographiques et que la stabilité des taux de change est l’objectif affiché des tokens stables, il est impossible de mettre en place une politique monétaire indépendante. De nombreux économistes estiment donc que les tokens dont les règles d’émission sont autonomes, comme le bitcoin, ne pourront jamais maintenir un cours indexé sur celui des monnaies conventionnelles. On peut toutefois nuancer ce point de vue si l’on considère les tokens non comme les concurrents des monnaies conventionnelles, mais plutôt comme des actifs nouveaux et alternatifs. L’idée que des actifs conventionnels comme des actions devraient avoir une valeur stable ou que leur volatilité devrait être un obstacle à leur utilisation serait saugrenue.
Il est important de souligner que les tokens stables ne sont pas la seule solution au problème de la volatilité des prix. Les assurances ou les produits dérivés financiers sont des approches alternatives ou complémentaires pour se protéger de la volatilité des prix. Les instruments de couverture financière peuvent être utilisés pour réduire les risques en équilibrant les positions prises sur les marchés. Les applications de la DeFi (finance décentralisée) peuvent être utilisées pour créer de tels instruments .
Enfin, il faut noter le risque réglementaire qui pèse sur les tokens stables, tout au moins ceux qui ne fonctionnent pas de façon totalement autonome sur une blockchain. En parallèle des recherches et des premières expérimentations de monnaie numérique de base, on perçoit depuis l’annonce du projet Libra de Facebook des signes de raidissement de la part de nombreux Etats à l’encontre des tokens stables alignés sur les monnaies nationales et qui pourraient menacer leur souveraineté. C’est notamment le cas des Etats-Unis avec le Stable Act proposé en décembre 2020. Plusieurs pays européens, dont la France, ont appelé la Commission européenne à mettre en place une réglementation visant à protéger la souveraineté des Etats en matière de politique monétaire.
Si elles aboutissent, les solutions de tokens stables permettront aux tokens de jouer le rôle d’unité de compte et de servir de moyen d’échange au quotidien. Elles tiendront alors un rôle clé dans le développement d’une économie dynamique des tokens et des applications décentralisées. Cependant, la stabilité n’est qu’un des multiples défis à relever pour faire des tokens un moyen d’échange courant. La protection des données personnelles, la capacité à démultiplier le volume des transactions et l’amélioration de l’expérience utilisateur sont tout autant nécessaires à l’adoption la plus large de cette nouvelle technologie.
Cet article a été traduit et complété par PhilH et révisé par Sophie Portulan et Aline Detrez. En complément de cette introduction aux tokens stables, nous vous conseillons la lecture en français de deux billets de TokenBrice : « l’état et le futur des stablecoins » et « L’histoire de deux modèles de seigneuriage : Basis contre ESD« .
Notes
1 Le système de réserves fractionnaires désigne le droit dont peut faire usage une banque commerciale de prêter de l’argent qu’elle n’a pas et sur lequel elle touchera des intérêts. Il s’agit également d’un mécanisme de création monétaire encadré par la banque centrale qui fixe le taux de réserves obligatoires, c’est-à-dire le pourcentage de fonds que les banques doivent effectivement posséder par rapport à ceux qu’elles prêtent.
2 L’assouplissement monétaire, ou quantitative easing, est une politique monétaire active reposant sur des achats de titres financiers effectués sur les marchés par une banque centrale afin de fournir des liquidités aux banques, de favoriser l’investissement et d’accroître la masse monétaire avec de nouvelles réserves bancaires. Il s’agit d’une méthode non conventionnelle utilisée lorsque les taux d’intérêt avoisinent déjà zéro pourcent.
3 La monnaie pleine (full-reserve banking) est un système alternatif à celui des réserves fractionnaires, où la création monétaire est effectuée uniquement par la banque centrale et où les banques commerciales ne peuvent consentir des crédits qu’à hauteur des fonds qu’elles détiennent.
4 Le seignieuriage est le revenu dérivé de la différence entre le coût de production et de distribution d’une monnaie, et sa valeur.